Paradoxes ou la coïncidence du rêve et de la réalité
Par Benny CASSUTO / Initialement publié dans « Chamanisme et psychothérapie » Question de N° 108, épuisé.
Je voudrais ici convier le lecteur non pas à un exposé savant sur le chamanisme, encore moins à un propos initiatique exotique, mais plutôt à un état des lieux rendant compte, sans prétention et sur un mode que je qualifierai de « philo-poétique », de l’impact de ma rencontre avec le geste chamanique. Je dis le « geste » car il s’agit avant tout, pour moi, d’ouvrir un espace pratique, celui de ma relation aux multiples surprises que me réserve l’immensité de ce que l’on nomme, habituellement et faute de mieux, l’Esprit.
Cet état des lieux, je le dresse fermement en Occident, dans ma culture et dans mon époque, mais avec la curiosité de celui qui considère que les ancêtres n’ont pas de frontières, que leurs esprits planent tout autour du globe, et qui, par conséquent, ressent sa filiation avec Laozi, Rabbi Nahman de Braslaw, Tierno Bokar, le sage de Bandiagara, ou Crazy Horse, le guerrier visionnaire. C’est à la fois la grande qualité et le grand piège du monde moderne que de nous fournir l’opportunité de tant de parentés. C’est une richesse qui nous fait percevoir à quel point nous sommes embarqués sur un vaisseau communautaire, la planète Terre. Mais il est facile d’assimiler dans un grand Même toutes ces traditions d’explorateurs de l’Esprit et de passer à côté de la diversité qui fonde la liberté et la curiosité elles- mêmes. J’essaierai ici, à tout prix, d’éviter cet écueil. Plus de liberté, plus de curiosité, plus d’humilité, voilà à quoi m’invite le chamanisme, cet exercice préhistorique des relations qu’entretiennent des humains avec les esprits pour ne pas succomber à la panique que déclenchent leur absence ou bien leur survenue brutale, dans la mélancolie ou dans la psychose, dans la tuberculose, les toxicomanies ou les cancers.
Quelle guérison ?
Ma trajectoire m’a conduit à devenir médecin dans une société occidentale du xxe siècle. Mon choix fut
romantique mais néanmoins coriace, car je reste engagé dans la pratique de gestes censés appeler ou déclencher la guérison. Pour honorer mes aspirations romantiques, c’est la blessure d’amour que j’ai choisi de traquer, dans toutes les origines des maladies malheureuses. Le turbulent psychanalyste du corps qu’était Georg Groddeck, avec sa conception du « ça » malicieux, m’a encouragé, par ses écrits, à imaginer l’ampleur du processus en cours dans l’avènement de la maladie ainsi que dans la relation particulière qui se noue entre le patient et celui qu’il a choisi, délibérément ou non, pour le soigner.
Par la suite, ma rencontre avec la médecine chinoise m’a permis de découvrir une poésie et une herméneutique du corps humain. Celui-ci, dans la conception taoïste, s’inscrit dans un contexte entre Ciel et Terre et est soumis à des vents qui puisent tous leur élan dans une vacuité infinie, par ailleurs présente en chaque chose. Ces vents, ces souffles, sont décrits comme émanant des quatre coins de l’espace, eux-mêmes représentant des moments particuliers du passage du temps. Déjà, l’importance des quatre directions et des dynamismes dont elles sont porteuses s’imposait à moi comme un enjeu pour la logique de ma pensée. L’acupuncture m’a appris que les directions ont leur place dans le corps et que cette place est en relation avec le degré de lumière qu’on associe généralement avec chacun de ces orients.
La luminosité est elle-même en relation avec le temps – celui de la journée, de la saison, de l’année.
Ainsi peut se résumer, sans pour autant la vulgariser, la Roue de médecine taoïste, cousine de celle, chamanique, qui nous intéresse ici.
La lumière a des moments dans le corps comme dans toutes choses. Le temps et l’espace, par l’intermédiaire du jeu de l’ombre et de la lumière, sont indissociables, tout comme le corps et l’esprit le sont dans la pensée qui soutient le geste de l’acupuncteur. Mais il est difficile de rendre compte par les mots de l’ampleur du changement de perspective que cela implique. Nous ne sommes pas grand-chose mais nous ne sommes pas pour autant des choses. Ce qui œuvre, dans la guérison, relève d’une alchimie complexe où il ne s’agit pas tant de donner, à tout prix, un sens aux choses que de laisser celui-ci se démasquer, presque par mégarde, en créant les conditions propices à ce dévoilement.
Pour cela, ma rencontre avec le chamanisme vient à point nommé. Elle m’offre la possibilité de me retirer de la responsabilité qui échoit habituellement au médecin, celle d’attribuer un sens diagnostic et pronostic à la maladie, et de me mettre un peu plus au service d’une certaine vacuité qui opère à mon insu. À mon insu mais pas sans mon concours. Ma posture est, là, délicate car on attend de moi, généralement, que je sache, que je sois détenteur d’une connaissance de type encyclopédique où serait engrammée la bonne interprétation du symptôme. Or, il m’apparaît de plus en plus clairement que, pour soigner, il s’agit de faire place au vide, de prétendre que du sens puisse jaillir d’ailleurs que de ma connaissance. Comme le disait si bien Frank Fools Crow, grand homme de la médecine des Sioux tétons-lakotas disparu il y a quelques années, pour rétablir l’harmonie dans le monde, et donc prétendre à guérir, il faut être comme un « os creux », laisser la place au souffle du Grand Esprit, Wakan Tanka, à l’intérieur de nos vies et donc de nos corps, à l’intérieur de nos sens, de nos souffles et de nos intentions. C’est une forme d’agir-dans-le-non-agir proche de la perspective taoïste et dont on trouve unéquivalent dans le témoignage de Carlos Castaneda à propos de l’attitude du « ne pas faire » des sorciers du clan de Don Juan.
Je renvoie le lecteur, pour plus de détails, aux ouvrages concernés.
Quoi que soit ce que l’on nomme Grand Esprit, Dao, Vacuité, il ne s’agit pas, pour moi, de choisir entre tel ou tel vocable, mais de témoigner du fait qu’il y a bien quelque chose qui me dépasse, et que ce quelque chose qui me dépasse me traverse également. Cette traversée est créatrice de sens, elle donne littéralement corps aux sens à travers les organes du même nom et vers la profondeur abyssale des organes tout court, là où la vie œuvre dans l’intimité. Cet « être-au-delà-de-soi » crée du souffle, nous situe en continuité du monde, à une place définie par notre nature d’humain, une place où la fonction symbolique, c’est-à-dire la capacité d’abstraction, joue le rôle d’une charnière, d’une articulation qui est aussi indispensable aux humains que celles de leurs membres pour s’orienter en mouvement dans leur vie. À nous de reconnaître l’impact sur nos vies, de cette fonction et de recourir, en conséquence, à des approches thérapeutiques satisfaisant notre soif de récits, de contes, de légendes, de bouillons culturels fertiles où notre liberté à nous interpréter pourra plonger avec délice.
La psychanalyse a tenté d’occuper cette place-là dans la société occidentale mais, péchant par sa jeunesse, elle a trop joué sur le tableau de sa légitimité scientifique, en tentant d’élaborer des théories prétendant rendre compte en totalité du fonctionnement psychique des humains. Heureusement, les sciences elles-mêmes sont en train de faire le deuil d’une compréhension réductionniste des phénomènes naturels. La complexité n’est plus un obstacle à la compréhension mais la modalité même d’expression de la vie. En conséquence, des voies de recherches extrêmement prometteuses ont pris leur essor dans des domaines aussi variés que les sciences cognitives, les neurosciences, les thérapies systémiques familiales, la psychanalyse trans-générationnelle et l’ethnopsychiatrie d’une part, et d’autre part, l’étude des phénomènes chaotiques au sein des systèmes loin de l’équilibre entropique, dans le domaine de la physique, de la chimie et de la biologie. La complexité et l’incertitude y retrouvent une place royale incompressible, inhérente à la création elle-même.
L’apprentissage du chamanisme représente, pour moi, une possibilité supplémentaire d’écarter la fissure à travers laquelle, en faisant le détour par la mise en scène des symboles, je peux pressentir d’autres réalités sous- tendant la mienne. Ce que j’appelle mise en scène symbolique concerne toutes formes de rites où la conscience s’aligne sur la conscience, où le sens obtient son espace, invité par notre aspiration à l’abstraction. Celle-ci n’est pas, à mon sens, un artefact de la connaissance des humains mais la matière même de leur vie, le fondement de leur réalité biologique, l’origine évanescente commune au corps et à l’esprit. Il nous faut digérer le paradoxe qui veut que nous ayons une consistance abstraite, que nous soyons la consistance de l’abstraction ainsi que tous les êtres qui peuplent notre monde. Une des dimensions du chamanisme est d’exercer la conscience à reconnaître ce rêve qui préside à notre réalité, d’exercer le « muscle » du détour par le rêve, d’activer la fibre mythologique. Activer cette fibre consiste à toujours différer notre avidité à vouloir trouver une cause concrète bien définie à l’origine de nos tourments, de nos joies ou de nos existences, afin de rendre ses lettres de noblesse à la dimension de l’aléatoire dans le tissu de notre vie : c’est dans le futur de notre propre interprétation que résident les origines que nous traquons. Il nous faut donc faire un effort d’imagination pour échapper à la sécheresse de la causalité et prétendre à rajeunir l’histoire afin de la faire rebondir.
Perception et relation à l’autre Paradoxe vient du grec paradoxos – contraire à l’attente ou à l’opinion commune. Le monde est paradoxal dans le sens où nous ne pouvons prétendre en prévoir à coup sûr les trajectoires, même si l’opinion commune, souvent, se laisse aller à des certitudes qui, si elles ne font pas rire tout de suite, empoisonnent l’Histoire au long des générations. Car cette Histoire ou, plutôt, ces histoires sont le récit infiniment complexe de l’assemblage des affinités depuis la nuit des temps.
Le mot affinité provient du latin affinitas – voisinage, parenté par alliance –, composé de ad (à) et de finis (limites, confins). L’expérience du monde serait-elle celle du voisinage ? Et pourquoi pas ? Je dis bien « l’expérience » du voisinage, c’est-à-dire l’exercice de la conscience aux confins de soi, au bord des orifices qui nous font percevoir la présence d’un autre que soi. Cette perception est d’emblée une alliance car elle marque l’histoire du sujet, celui qui perçoit et celui qui est perçu, car on perçoit qu’on est perçu.
Alliance vient du latin alligare – attacher à, mettre avec –, composé de ad (à) et de ligare (lier). Nos liens sont les conteurs de notre histoire depuis l’aube de nos origines jusqu’au fond de nos jointures. Faire le récit de ces attaches nous occupe toute une vie. La perception d’un fil conducteur à notre vie vient d’une sorte de redoublement du vécu, un retour sur soi, comme un point de broderie : nous vivons l’événement et nous en avons, également, le souvenir. Le vécu et la mémoire du vécu ne sont pas de même nature mais c’est ce creusement, réalisé par notre double expérience de l’événement (la première rencontre et la deuxième, par le truchement de la mémoire), qui donne une direction, une cohérence. Cela donne du corps. Il me semble, en effet, que la vie crée les corps afin de produire du souvenir et donc une direction, une origine et un devenir.
L’acte qui consiste à se souvenir permet aussi de se détacher et d’aller de l’avant. C’est comme si le souvenir que nous avons de nous-mêmes suffisait à notre cohésion et nous dispensait de défendre à tout prix ce que nous sommes afin de nous orienter, plutôt, vers ce que nous devenons et dont nous ne savons rien encore.
Nouer, dénouer, inspirer, expirer, prendre, libérer, nous n’avons pas d’autre alternative que de caresser le monde. L’expérience du voisinage est comme une peau, une limitation faite de trous par où la réalité de l’autre nous apparaît de façon ajourée, discontinue. Nous pouvons en éprouver les rythmes, non pas pour l’enfermer dans un connu mais plutôt pour nous reposer dans ses nuances. On ne peut pas très clairement savoir qui abrite et qui se repose, et cet horizon du savoir est précisément ce qui fait la palpitation de notre perception.
Cette grâce particulière du mouvement de notre perception émane d’un mystère dont nous sommes les gardiens lorsque nous assumons les deux aspects des choses : extérieur et intérieur. Percevoir, c’est récolter les fruits de l’entrelacs extraordinaire qui fonde les relations de voisinage, là où règne le paradoxe : je suis l’autre et l’autre est moi, pourtant je suis moi et l’autre est lui-même. Notre destinée ne prend toute sa mesure que lorsque nous acceptons ces deux versants de la conscience, de l’intime et de l’étranger, notre droite en même temps que notre gauche. Il s’agit, ni plus ni moins, de construire son identité comme on saute de pierre en pierre pour traverser un ruisseau dont les rives seraient la naissance et la mort, mystérieuses. Aucune de ses pierres ne suffit à rendre compte de la totalité d’un être, mais un je-ne-sais-quoi dans son allure, dans ses sauts, dans ses bruits, vient faire frémir l’autre qui, par hasard,
passe par là.
Ce qui frémit vient témoigner de la parenté des cœurs, quand le vivant reconnaît le vivant. Dès lors, les principes qui définissent le vivant définissent conséquemment une culture. Certaines établissent des liens de fraternité avec les pierres, le feu, l’eau ou les nuages, c’est le cas des traditions chamaniques, alors que d’autres se les approprient de façon plus prédatrice comme les sociétés industrielles modernes. Certaines encore, qui ont marqué l’Histoire de façon tragique et honteuse, limitent leur acception du vivant à leur seule espèce, race ou famille. Oui, la limite qu’on établit pour cantonner la vie à ses seules évidences est le germe de la barbarie. Car l’évidence est culturelle et subjective, assujettie à notre perception.
Lorsqu’il échappe à l’emprise du savoir, le sens produit une sensation. L’âme serait-elle la sensation du sens, avant même qu’on le sache ? L’essentiel est que quelque chose nous échappe pour que nous puissions prétendre à la sensation et donc tenter d’élaborer du savoir pour nous mouvoir en quête d’un sens à cette sensation.
C’est le vent de l’échappée du sens, ralenti par son poursuivant, la conscience, qui fait le tendon de l’être, son corps de désir, de perception, son corps métaphysique, tendu comme un arc en direction de l’inconnaissable. La santé d’un vivant repose sur le degré de tension de cet arc, la courbure intrinsèque qui le maintient orienté. La maladie est, littéralement, une désorientation, la perte partielle, ou totale, du souffle qui nous aspire vers de l’autre. Cette perte nous enferme dans un tête-à-tête lancinant avec nous-mêmes où l’autre n’est qu’un étranger dangereux mettant en péril notre suffisance, ou bien un sauveur dont nous ne pouvons nous passer pour nous sentir entier. C’est alors que la joie est mise en échec.
La joie est une ouverture des gorges du corps. L’Être exprime sa satisfaction à être fêté en déployant les gorges par où le moi rit de lui-même lorsqu’il abandonne sa suffisance. La perception en est celle d’une dilatation qui prête à donner plutôt qu’à demander, à déferler plutôt qu’à s’agripper. Ce n’est pas que nous n’ayons plus peur. Peut-être même la peur y est-elle plus crue, plus radicale, car l’espace dévoilé par cette ouverture est infini et ne nous berce d’aucune illusion : nous y sommes déjà morts, c’est le contrat de notre destinée. En effet, s’il y a une certitude de la vie, c’est bien celle de son issue. Ce que j’appelle destinée, c’est le contour par lequel se manifeste notre incomplétude. C’est comme un sac suspendu au ciel, dans lequel nous pesons de tout notre poids et durant tout notre temps sans possibilité de savoir clairement le temps qu’il fait dehors, hors de notre champ.
Les mythologies sont les interprétations, à travers les modes de perception qui nous sont accessibles, de l’au-delà de ce sac, des secrets qui président à sa suspension dans le vide afin que le moi ne chute pas inexorablement vers l’absurdité suffisante de son non-sens mais qu’il s’oublie dans une légèreté que seule peut lui conférer la gravité de la situation : son mandat de placenta du sein duquel l’Autre aspire à naître.
Être est une gestation
Il y a un mystère du placenta. Celui-ci est produit par l’œuf et non par la mère comme il est courant de le penser. Ce fait a son importance car cela signifie que toute la responsabilité de la protection et de la nutrition n’incombe pas à la mère mais que quelque chose de fiable, bien qu’étrange, vient assumer cette tâche entre elle et son enfant à venir. Cet espace protecteur émane du fœtus, c’est le fœtus lui-même dans sa dynamique de mise en relation à sa mère, en même temps que dans la fonction d’enveloppement, qui l’en distingue. Dans la langue chinoise classique, le temps de la gestation, le temps placentaire, se dit ling et signifie également l’Esprit. Cet idéogramme représente éthymologiquement un rituel chamanique où chants et danses appellent la pluie, c’est-à- dire une réponse du ciel pour que la terre soit fécondée. Et la pluie tombe. Entre le chant et la pluie, il y a un mystère insondable. Le placenta, son eau, ses membranes, ses vaisseaux, son fœtus relèvent du ruissellement de l’Esprit dans un individu à la destinée singulière, en réponse à la rencontre de deux êtres lors du rite amoureux. L’individu et son placenta forment un corps plus vaste que ce qu’on se représente habituellement comme un corps. Il y a une extension vers l’avant (l’ombilic est à l’avant du corps) qui met en relation et qui distingue.
À la naissance, le placenta aquatique proprement dit laisse la place à une forme plus subtile, plus aérienne, plus langagière d’extension. Le corps peut se dire comme l’extension de l’Esprit dans l’espace des quatre directions, dans le temps des quatre saisons. Les corps n’y sont pas des choses mais des symboles. Il s’agit, ni plus ni moins, d’accueillir l’Inconnaissable comme une part irréductible de soi.
Les femmes ont l’expérience ancestrale de cette « reddition » lorsqu’elles mettent au monde les humains. Les hommes, eux, n’échappent pas à la loi qui ne les veut dignes que debout devant l’incertitude. Hommes et femmes gagnent à se réclamer d’une mère qui ne demande aucune contrepartie en échange de la vie qu’elle leur donne et qu’elle continue de soutenir. Ils y trouvent une force, une endurance, une liberté vis-à-vis de la terre et de ses rythmes, c’est-à-dire que leurs enveloppes sont moins lourdes de dettes. Femmes et hommes ont avantage à se doter d’un père qui reconnaît sa peur et assume sa destinée, son engagement dans la vie au moment de la naissance et sa provenance mystérieuse, au-delà de sa propre mère.
Chacun de nous est tissé de cette famille archaïque où nous sommes tour à tour fille et fils d’une mère, fils et fille d’un père, père et mère d’une fille, mère et père d’un fils. Chacune de ces relations entre un enfant et un adulte, tous deux sexués, suivant qu’on la vive en place de l’enfant ou en place de l’adulte, représente une qualité énergétique particulière, un moment du temps et, donc, une luminosité. C’est cette lumière qui éclaire, le plus souvent, les relations que nous tissons quotidiennement avec les autres êtres. Elle varie suivant la position que nous adoptons face à telle ou telle situation. Nous jouons ces huit situations comme un acteur incarne huit personnages. Mais qui est l’acteur… ?
Le neuvième au centre de cette Roue de médecine à huit rayons et huit haltes, celui qui ne se confond pas avec le rôle qu’il interprète, pour un temps. L’acteur n’est pas dupe. Il sait que son chemin emprunte les sentiers de la croissance et de la décroissance, de l’ombre et de la lumière, de l’enfance et de l’âge adulte. Mais il sait aussi que sa nature véritable reste un mystère qu’il est tenu d’éclaircir et de préserver tout à la fois. La vie est comme le parcours d’une Roue de médecine dont l’axe passe par les infinis du haut et du bas, du très grand et du tout petit. Le paradoxe y est planté comme un éclair.
« To be or not to be… »
Mon histoire est celle du frôlement des enveloppes remplies d’affects de toutes les personnes qui ont croisé ma vie, comme si mon corps gardait la mémoire de toutes les pressions et surtout, à travers elles, des intentions qui y ont présidé. Il y a un monde fou à l’intérieur de moi et je passe le plus clair de mon temps à négocier le poids de ma personne afin de m’accorder l’espace qui lui convient. C’est comme un embouteillage qui met en scène l’impatience qui saisit tous les humains lorsqu’ils font valoir leurs droits.
La vie, je la ressens comme un grand marché, pleine du brouhaha de toutes les transactions, pleine d’odeurs et de regards dispensés, de marchands, de clients, de voleurs et de mendiants. Il y a un vacarme de la vie. Un vacarme à l’intérieur, qui ne se calme que lorsque j’y prête l’oreille, et un vacarme à l’extérieur que j’organise tant bien que mal pour ne pas perdre la tête.
Le bruit de l’intérieur, c’est mon histoire, quand je la revendique et quand je la fuis, quand elle me dicte ce que je suis. Ce bruit-là me rassure et m’encombre. Il me protège du gouffre vertigineux du silence, mais il m’empêche aussi d’y goûter. J’y trouve sans cesse matière à raisonner, à me définir, à me construire et à me déconstruire… J’y puise de l’importance même quand il me sert à la dénier. En fait, je m’acharne à survivre en vérifiant sans arrêt que j’existe bien.
Le bruit de l’extérieur, c’est l’impact que je perçois, que j’encaisse, chaque jour de ma vie, comme le fruit de ma rencontre avec le monde, dans les méandres de ma destinée. Il déferle sur moi en m’invitant brusquement à danser au son de ses accords comme si je n’avais pas d’autre moyen, pour tenir debout, que de lui découvrir sa musique.
La véritable question n’est pas « Qui suis-je ? » mais « Où suis-je en ce moment ? ». « Qui je suis » répond à la sensation de ma plénitude, non pas la sensation d’être repu mais celle d’être traversé, aéré, inspiré. Je me sais moi lorsque je ne suis pas un obstacle au mouvement, lorsque de vieilles certitudes devenues caduques finissent par être emportées par le flot rafraîchissant du temps à travers mes cellules. Donc « qui je suis » a peu d’importance ; il me suffit d’être. Par contre, savoir où je suis m’oriente et être orienté m’aide à être. Le plus important consiste à ne pas me confondre avec ce que je regarde et, pour cela, un certain silence m’est nécessaire, une pause dans le vacarme, entre les grondements incessants de mes pensées qui roulent les unes sur les autres.
Le silence commence comme un geste, lorsque ma conscience s’attarde en un espace pour s’y créer de nouveaux abris, une respiration, un rythme, un rite. Le silence, c’est comme un gong pour convier l’Esprit au centre de mes affaires, pour Lui offrir, en guise de tanière, le cœur de mon innocence, là où palpite mon ignorance et d’où naissent mes convictions. Il ne s’agit plus pour moi de croire en quelque chose mais de laisser la fibre même du croire tisser la confiance supposée régner sur mon existence. Ce que j’appelle la « fibre » du croire est comme une condition tellurique, un réseau de veines à travers lequel se manifestent les innombrables ondulations de ma vie quand elle traque son sens. C’est le placenta que j’évoquais plus haut. Ce « terreau » est indispensable à mon humanité. Grâce à cela j’acquiers une épaisseur, une consistance, un souffle, une liberté. J’échappe au statut de chose et j’accède à l’être.
Je suis le rêve que se donne la vie pour s’inventer l’histoire que je voudrai bien lui conter. Être le rêve de l’Autre me fait entrouvrir les portes d’un domaine où la nature toute entière devient un temple, où le fait même d’exister suppose de moi une forme d’allégeance au rêveur : j’ai pour tâche d’assumer ma nature symbolique, c’est-à-dire de me respecter en tant qu’un talisman investi d’une prière, d’une intention qui attend son heure, qui a besoin de se représenter pour se transformer. J’en suis le dépositaire. L’exercice qui consiste à traquer les représentations en moi me demande une stratégie qui équivaut à un dénouement. Je veux dire par là qu’il s’agit de dénouer la fixation à moi-même qui m’empêche de tourner mon regard vers ce qu’il y a de toujours nouveau autour de moi et en moi, vers ce qui est comme une issue hors des répétitions qui alourdissent mon âme vers sa mélancolie.
La mélancolie de mon âme, c’est quand je ne prétends plus au rêve, quand le sens des choses ne me semble provenir que de moi-même. On ne peut pas ne croire qu’à soi.
Une fonction masculine : préserver la dimension mythologique de l’humain Croire a peut-être commencé pour les humains lorsqu’ils ont découvert qu’il existait des signes leur permettant de percevoir des traces du futur dans leur présent. D’une certaine façon, le temps futur est pour le présent ce que l’autre est à soi : un mystère absolu par lequel on est obligé de passer. Scruter les manifestations de l’à-venir a dû exiger une posture particulière afin de permettre de voir au loin. Pour voir au loin dans l’espace, il faut, me semble-t-il, se dresser sur la pointe des pieds ou monter sur une hauteur, peut-être même les deux. Cela implique une certaine tension qui va du talon jusqu’aux yeux. J’aime à penser que, pour détecter les indices du futur, il faut plutôt s’asseoir comme au bord d’une rivière lorsqu’on observe les saumons qui remontent le courant pour donner la vie à leur descendance, plus haut en amont, et qui en profitent pour mourir après leur floraison. Les vrais ancêtres seraient-ils du futur ? Peut-être nous envoient-ils sans le savoir des signaux éparpillés par le vent et que le temps soulève dans sa course ? La tension d’une telle posture est plutôt une a- tension qui va des yeux jusqu’aux talons, de la lumière vers l’ombre, vers la matière afin de l’éclairer. Pour observer comment le futur remonte jusqu’à nous, il nous faut nous « pencher sur la courbe des yeux » pour laisser l’ombre du temps tamiser la lumière aveuglante du présent. C’est comme reconnaître que le Temps-Autre nous rêve depuis son éternel futur.
Dès lors que nous sommes les porteurs de notre avenir, il n’est plus question de le prévoir mais d’observer ce que nous en transportons. Il faut pour cela prendre un certain recul, utiliser un geste particulier pour établir l’espace qui convient. Nous sommes là, dans le domaine des rituels, des médiations nécessaires pour ne pas nous prendre pour le nombril du monde. Nous convenons, par là, de notre insuffisance et nous faisons appel aux esprits pour qu’ils nous éclairent. Il s’agit, ni plus ni moins, d’un pas de côté que nous effectuons en dansant pour les inviter à pénétrer dans notre demeure. Dans le corps, le mystère du cœur ne se résume pas à ses battements. Le tambour cardiaque scande en permanence notre soif d’esprit pour continuer à vivre. Danser avec la vie signifie que je considère qu’il existe en moi un invité à qui je dois les égards de l’hospitalité, un voyageur du temps qui détient des secrets sans lesquels je n’ai plus aucun sens. À moi d’inventer les situations dans lesquelles ce voyageur se sentira suffisamment à son aise pour me confier sa connaissance afin que je délivre son message dans mon époque.
Cela ne signifie surtout pas que l’avenir soit déjà écrit mais, plutôt, qu’il vient puiser son inspiration dans nos cœurs pour ne pas s’enfermer dans une fatalité solitaire. Les esprits auraient-ils autant besoin de nous que nous d’eux ? J’aime cette version mythologique où notre vassalité ne nous réduit pas à la servitude, où l’humilité est une source de dignité et non d’humiliation. Nous ne sommes pas tout mais le Tout nous insuffle pour que nous puissions le fêter en exprimant ses pouvoirs.
Pouvoir, c’est avoir une capacité, c’est-à-dire la faculté de contenir. Cela me confère une responsabilité vis-à-vis de l’étranger plus vaste dont je suis le réceptacle : l’Esprit fait une halte en moi et prétend s’y reposer. Mon pouvoir, c’est d’épouser son impondérable et d’en tirer du poids. L’Esprit, c’est comme une pression qui me pèse lorsque j’y résiste et qui me donne du poids lorsque je cède à son empreinte. À cet instant, je ne suis plus tout à fait moi, je suis un peu plus lourd et je peux rire de moi sans craindre de disparaître. Cela ne signifie pas que je sois immortel mais que mourir n’est plus impensable pour moi.
L’espace de pensée que je consacre aux interrogations que soulèvent mon apparition et ma disparition, les relations que j’entretiens avec un au-delà-de-moi durant ma vie, contribuent à compléter mon corps, mon souffle, en déplissant une sorte de tissu sans lequel je ne traverse jamais ma peur. Ce tissu est de la même nature que le rêve, aussi insaisissable, aussi indispensable. Son fonctionnement n’est pas linéaire mais associatif, analogique, historique et fantasque. Sa structure est celle du vide, remplie de virtualités.
Le Ciel m’y traverse avec son cortège d’esprits, d’animaux de pouvoir, d’anges et de grâces intuitives qui viennent danser en prenant la direction de mes tambours intérieurs. C’est comme un second « tissu de conjugaison » grâce auquel ma tête n’est plus éloignée de mes pieds, où apparaître et disparaître sont les mailles d’un filet qui me soutient comme une sorte de hamac cosmique. Être suspendu dans le vide constitue une part de ma nature d’être humain – plus précisément la part masculine de mon être-humain.
Ma fertilité s’exprime hors de moi, dans le corps de l’autre. Je ne peux prétendre à ma complétude sans être invité dans la demeure d’un autre que moi. C’est dans la maison d’un hôte que la virilité s’accomplit, comme dans un temple : nous n’y sommes pas chez nous, nous ne pouvons pas y convoiter quoi que ce soit, c’est comme une incitation permanente à produire une éthique sans laquelle nous risquons d’être renvoyés à une solitude infertile et absurde. Être un homme et, plus généralement, pour les hommes et les femmes, faire exister la dimension masculine, c’est considérer qu’il y a une loi du vide, une loi intrinsèque qui pourrait s’énoncer ainsi :
– Je ne suis complet qu’en tant qu’invité dans le domaine absolument étranger de mon Hôte.
– Je suis le réceptacle de cet Hôte et je ne peux donc pas m’approprier la totalité de moi-même.
– Je suis invité en moi-même par cet Hôte, l’Autre.
– Je ne dois pas confondre l’Autre avec l’idée que je m’en fais.
Le Grand se replie pour m’accueillir à l’intérieur de moi, je n’y suis plus seul mais contraint à être insaisissable, à supporter qu’une partie de ma certitude s’envole, comme une colonie d’oiseaux migrateurs, et disparaisse à l’horizon. Mais, avant de s’envoler, les Esprits sont bien là, tout à leurs préparatifs, ne craignant pas que je m’approche si je conviens de ne pas les saisir. Ils ne m’ont pas encore proposé de voyager avec eux, mais ils se manifestent pour que ma peur ne les effraie plus. Peut-être un jour aurai-je le privilège d’un vol sur leurs ailes avant le dernier voyage ? Petit à petit, le cœur battant, je m’en approche en luttant contre ma crainte, contre le désespoir qui ne s’avoue jamais vaincu mais qui perd de sa force lorsque je réussis à avancer quand même. À chaque pas je ressens la limite à ne pas dépasser, au-delà de laquelle, soit le contact avec la vastitude se dissipe et, alors, je me rétracte, soit je perd la raison et, alors, je me dissous. La frontière n’est jamais la même ; tout repose sur ma délicatesse et ma vigilance, sur ma capacité à ne pas piétiner le tissu où s’entremêlent, dans leurs arabesques, le rêve et la réalité. Ce tissu constitue ma peau, une peau symbolique qui n’est pas fondamentalement différente de mon épiderme. Elle en est le fondement caché.
Ma peau, c’est mon horizon, là où je peux percevoir mon exil et mon retour, où mes sens se constituent tellement au loin que le langage habituel est toujours en retard pour rendre compte de leurs expériences. Le vent issu de ce voyage ne peut être enfermé dans mes mots, mais il les pousse si je m’aligne sur lui, si je m’oriente. Le vent entre au Nord-Est, à la naissance, et sort au Sud-Ouest, à la mort, après avoir accompli de nombreux cycles dans la Roue des saisons et des directions. Il me contourne par la gauche car je suis debout, face au Sud, la lumière arrivant sur moi par la face. Par la gauche, je me déploie hors de moi et par la droite, je me rétracte vers moi-même, toutes conditions nécessaires pour résider, sans impatience, dans le monde paradoxal des vivants.