La Fissure, Cachette du Vide
Par Benny CASSUTO
Résumé:
Nés d’un univers en expansion où la vie est issue d’un refroidissement et d’un écartèlement, nous sommes nous-mêmes coupés en deux natures paradoxales. Nous sommes alors porteurs d’une “fissure” ontologique par où la vie se propulse. Ce qui maintient néanmoins la cohésion, à l’instar de la gravitation pour les corps célestes, est l’Energie Ancestrale, Zong Qi. Ce souffle, dit du Ciel postérieur, requiert de nous conscience et transmission pour nourrir la vie.
« Dans la chaleur du commencement, toutes les choses sont indistinctes, donc les choses n’existent pas. Au fil de l’attiédissement se brisent les symétries, les identités, les unités. Les fractures se produisent sous l’effet réfrigérant de l’expansion de l’espace : particules et forces se spécialisent et affectent des comportements de plus en plus spécifiques. L’écartèlement doublé d’un rafraîchissement provoque une scission du tout. La gravitation, force organisatrice par excellence, compacte et travaille les fragments, et les structures progressivement se constituent. » Michel Cassé, astrophysicien.
Nous-mêmes poussière d’étoiles, selon la belle formule d’Hubert Reeves, nous apparaissons dans la descendance du mouvement cosmique qui engendre en son sein, sur terre, le vivant.
Dans bien des domaines, en particulier dans celui de la santé physique, psychique et spirituelle, l’expérience de la séparation et de la distinction, de la différenciation est essentielle. Celle-ci est une condition indispensable au fonctionnement de la vie individuelle, à l’intégrité de la forme corporelle.
Mais, chose plus difficile à concevoir et à vivre, l’ontologie de la séparation s’inscrit comme une fente, une « fissure » enfouie au plus intime du corps et de la conscience. Nous ne sommes pas seulement séparés de l’autre mais aussi de nous-même. L’expansion du monde semble se jouer à l’infini jusque dans nos entrailles et c’est bien cela qui fait le vivant.
Mais est-il pour autant facile d’être si vivant dès lors que nous quittons le rivage de la toute petite enfance? Il y a ce que je connais de moi et il y a ce que je ne connais pas, que je ne connaîtrai jamais, en tout cas pas selon la connaissance habituelle. La philosophie s’est consacrée à ces questions, mais tout le monde s’est-il consacré à la philosophie ?
Non.
Pourtant, celle-ci nous habite, elle n’est pas extérieure à nos cellules. Nous croyons l’inventer alors que c’est, peut-être, une « éthique intrinsèque et discrète » qui cherche un langage à travers nous. Peut-être même est-elle à l’origine du langage.
Je me souviens de ma mère, paix sur elle, qui se mit à pleurer, un jour où elle sentait mon éloignement alors que j’étais en terminale au lycée : « C’est à cause de la philosophie » me dit-elle, ne pouvant supporter que cela puisse naître en moi. Toute séparation, et en cela elle n’était pas une exception, était pour elle une blessure insupportable. Et c’est bien cette impossibilité à penser l’éloignement qui a fait le nid de son malheur.
Séparation n’est pourtant pas synonyme de disparition, même dans la mort. Le culte des ancêtres est, à cet égard, un baume commun à toute l’humanité. Encore faut-il le considérer, non comme une superstition dépassée, mais comme un cadeau que se fait l’humain pour survivre à la conscience de sa fin annoncée, seule certitude qu’il a sur lui-même au bout du compte.
Dans notre occident moderne, nous avons du mal à prendre en charge la question métaphysique qui pousse naturellement en nous, « qui suis-je, d’où viens-je, quel est le sens de ma vie ? ». Le progrès nous a fait miroiter que nous pourrions dominer les éléments, évacuer le risque et peut-être aussi la mort. La science, si nécessaire et bénéfique, est trop souvent détournée grossièrement par une idéologie qui voit en elle le salut. Notre peur d’être éloignés du sens la propulse, bien malgré elle, au rang de religion. On croit à la science, seule pourvoyeuse de sens. Or la science explore les processus mais elle ne répond pas à la question du sens. Heureusement, elle ne fait qu’approfondir la question.
Le sens nous appartient. Il est le gouvernail que nous décidons d’utiliser pour nous éclairer dans l’obscurité.
Or, si nous laissons agir l’impossible saisie de la totalité, si nous intégrons qu’il y a un inatteignable caché au fond de nous-même, nous activons une fibre symbolique prête à inventer un récit personnel, une poésie de la fissure. Cette mise en lumière, dès lors qu’elle ne cherche pas à capturer l’insaisissable pour le rendre objectif, peut éclairer le chemin d’une vie .
Nous sommes à jamais séparés de la totalité de nous-même et c’est bien cette condition qui nous relie au monde car lui-même n’existe que par la séparation d’avec l’origine. Un brouillard dense empêche de « voir » l’origine, mais rien ne fait obstacle à ce que nous la rêvions.
Taoïsme :
La vision chinoise taoïste, intègre à merveille, dans sa théorie du vivant et de la nature, cette faille ontologique pour en tirer une représentation dynamique du corps capable de traverser le temps et l’espace. Elle nous fait penser ici et maintenant, au 21ème siècle, et continue à nous enrichir en même temps que nous l’enrichissons de nos réflexions contemporaines.
Dès le premier chapitre du Dao De Jing, Le livre de la Voie et de la Vertu, Laozi, qui qu’il soit, donne le ton à la première phrase :
dao ke dao fei chang dao
道可道非常道
« Le nom qui sert à nommer le Dao n’est pas le Dao constant ( ne décrit pas l’état du Dao) »
Notre langage est décrit comme d’emblée insuffisant pour rendre compte du processus à l’œuvre.
Seule la poésie, dans les 81 courts chapitres de cet ouvrage fondamental dans la culture chinoise, pourra prétendre à dépeindre l’intuition issue d’une vie de recherche par la méditation et le détachement, l’écartement.
Comme si le chinois était de l’hébreu, dans la Torah le nom de Dieu ne peut s’écrire que comme un tétragramme imprononçable. La seule façon de le prononcer, qui n’a rien à voir avec les 4 lettres d’origine, ne peut être que « Adonai » qui symbolise la porte (Daleth, la lettre D) au centre de moi (Ani). Dieu est comme une porte au milieu de moi !
Quelle meilleure transition peut-il y avoir pour parler de ce qui importe à l’acupuncteur : le point !
Xue 穴, le point d’acupuncture représente, à travers son caractère, une fente dans la roche. Sous un toit, dans une habitation mian (radical 40) , il y a une fente Ba 八.
Ba c’est, en fait, le nombre huit qui, selon le dictionnaire étymologique, le Shuo Wen Jie Zi signifie séparer, diviser, Bie 別.
Huit, en numérologie chinoise, représente le mouvement d’expansion des huit vents dans les huit directions de l’espace. Les Ba Feng 八風 c’est l’expansion de l’unité Y i 一dans toutes les directions.
La vie pousse, enfle, et cette poussée fissure et troue la motte chaotique des origines pour que cela vive. Le Qi 氣 est à la fois poussée et fissuration. Même si on sait bien que l’étymologie du caractère représente les vapeurs émanant de la céréale éclatée par la cuisson, j’y vois volontiers l’éclatement dans les huit directions et la nuée vitale issue de cet éclatement, écartèlement. Le Qi c’est ce qui relie, c’est l’unité qui nous enfile comme la cordelette en cuir enfile les sapèques.
Mais cette fissuration, pour aussi vitale qu’elle soit, n’en est pas moins vertigineuse tant elle nous met au bord d’un gouffre, celui des origines, celui de notre mort, de l’immensité qui nous traverse et nous constitue, par changements et métamorphoses successives Bian-Hua 變化.
Un point comme Tai Yuan, 9P, 太淵(« l’abîme suprême »), représente bien, à mon sens, notre condition d’être, au bord d’un immense précipice qui est à la fois générateur de souffle (pointYu source) et rassemblement de tous les courants (point Hui des Mai).
Notre vitalité serait donc tributaire de notre capacité à nous laisser traverser, écarter. Le point d’acupuncture est une faille par laquelle notre mystère se dévoile un peu. Ce dévoilement en fait nous constitue, nous fonde en même temps qu’il nous oriente grâce à la lumière qui diffuse à travers les percées que sont tous les points et les orifices Kong Qiao 空竅.
Ces deux caractères, on le voit, sont constitués du caractère xue 穴 du point d’acupuncture, de la fente.
Kong (grand Ricci 6546) signifie « vide, creux. Creux internes ou externes du corps ; pores, orifices, creux de l’os où se tient la moelle ; cavité d’un point ».
Qiao (grand Ricci 1359) signifie, en médecine chinoise, « Les 7 orifices supérieurs et les 2 inférieurs. Tout passage entre l’intérieur et l’extérieur du corps. des passages particuliers à l’intérieur du corps (par ex. dans le tractus digestif) . Les communications du cœur avec les Esprits et la Réalité (les orifices du cœur) ».
Par toutes ces fentes, le mystère des origines se rejoue dans ma rencontre singulière avec le monde, ma nature et ma destinée, xing ming 性命.
Le Cœur :
Poursuivons notre exploration du mouvement vital de fissuration, présidé symboliquement par le nombre huit (Ba) et ouvrons à nouveau le Laozi, cette fois-ci au chapitre 8 :
« Ce qui est bon descend (d’en haut) comme l’eau.
L’eau fait du bien aux dix mille êtres et ne lutte pas.
Elle réside là où tous ont peur d’aller.
Ainsi, pour être proches du Dao :
Il est bon, pour habiter, d’être à même la terre (di 地)
Il est bon, pour le cœur, d’être d’une profondeur abyssale ( yuan 淵)
Pour recevoir et donner, ce qui est bon c’est l’humanité (l’altérité) ( ren 仁)
Pour toute parole, ce qui est bon c’est la sincérité ( xin 信)
Pour gouverner, il est bon de le faire avec soin ( zhi 治)
Pour les affaires, il est bon d’en avoir la capacité ( neng 能)
Pour se mettre en mouvement il est bon de choisir le moment propice. ( shi 時)
Ainsi, en ne luttant pas, on ne fait pas d’erreur. »
Dans ce magnifique et fondamental chapitre, l’eau est la métaphore la plus proche du Dao. Son mouvement naturel est de descendre sans lutter. Elle suit sa pente et, en la suivant, elle fait vivre tout ce qui vit sur terre. On nous fait remarquer qu’elle n’a pas peur de résider dans les gouffres où les humains ont généralement peur d’aller. Et donc, si nous voulons nous rapprocher du Dao il nous faut prendre exemple sur l’eau pour profiter et faire profiter de ce qui est « bon », Shan 善, pour la vie. Par une série de phrases très courtes, en trois caractères, centrées par Shan, une éthique du naturel se dessine dont l’essence est de « descendre », d’aller au fond, au bout, sans lutter. De remplir les creux, les fentes et les abîmes afin de découvrir le soutien de la Terre. Habiter à même la terre peut se comprendre, à la manière du pratiquant de Qigong. Une posture sans cesse relâchée où, ancrés au Ciel, nous laissons constamment la rosée de nos sensations se déposer vers le bas, dessinant au passage les vallées, petites et grandes, qu’habituellement nous maintenons serrées, jusqu’à les oublier, confiant à notre seule pensée la responsabilité de dénouer les nœuds. En favorisant cette posture, nous expérimentons notre poids qui est en réalité une chute constante.
Cette chute approfondit le cœur. Xin shan yuan 心善淵, littéralement « cœur/bon/abîme tourbillonnant »telle est dans le Dao De Jing le mouvement du cœur lorsqu’il tend vers le Dao, un approfondissement abyssal, qui lui permet d’être concerné par tout ce qui le traverse en même temps qu’il s’en détache. Le Cœur est là comme l’ambassadeur de la « fissure ontologique », sa représentation dans le corps énergétique. Le lieu d’une chute vertigineuse vers le mystère des origines, la présence d’une contrée à jamais lointaine au centre du corps.
Je reprendrai ici l’étonnant passage du Huainan zi chap.1, cité par E. Rochat de la Vallée dans son article sur le « double aspect du cœur » dans le premier numéro de la revue « Connaissance de l’Acupuncture » consacré au cœur en médecine chinoise :
« Oui, le cœur est le maître des Cinq viscères (zang), il règle l’usage des quatre membres, il fait couler et circuler le sang et les souffles, il galope sur la frontière du oui et du non, il va et vient par les portes et les ouvertures des Cent affaires. »
Sans vouloir traiter ici des relations entre le cœur et ses réseaux et enveloppes, xin bao luo 心包絡, qui sont mieux évoquées ailleurs, je me contenterai de dire que la fonction de ce « garde du cœur »consiste à déployer l’activité de l’empereur sur tout le territoire de telle façon que l’abîme, au lieu de n’être que vertigineux, puisse être fêté. Porter une telle profondeur demande que soient déployés tous les talents, les chants, les mots et les sentiments afin que le pouvoir de vie circule et s’exprime. Le nouveau-né en est l’exemple, par sa présence entière, sa plénitude d’être. Les taoïstes ne s’y sont pas trompés qui le prennent pour maître.
Lorsque Cœur et Maître du Cœur fonctionnent harmonieusement, le Vide et le Plein sont au service l’un de l’autre, l’apparent est l’ambassadeur du caché, la fissure n’est pas une fracture mais l’orifice qui donne le souffle. Leur relation est souple, « respirante », comme le flux et le reflux, comme les nuages et la pluie.
Malheureusement, nous avons du mal à nous maintenir dans la disposition du nouveau-né. Les premiers temps sont suivis de la rencontre avec la réalité : celle du monde dans lequel nous vivons et celle de la famille qui nous accueille, faite d’habitudes et de transmissions, bonnes ou moins bonnes. Nous entrons dans le monde de la relation à l’autre. Le tampon des enveloppes du cœur va devoir faire son possible pour être un bon protecteur et un bon ambassadeur. Afin que la personne faite de chair et d’os puisse porter en son sein l’être profond et illimité qui éclaire le chemin, pour que les deux berges de l’être soient reliées et que la vallée soit fertile, une cohésion est nécessaire, une reconnaissance du mystère de l’individu par la collectivité qui l’accueille. Faute de quoi, la profondeur cherchera par tous les moyens un miroir qui lui renvoie la légitimité de son existence, pour ne pas se faire rétrécir jusqu’au simple statut d’objet. En cela, les maladies peuvent être interprétées comme les appels au secours d’une grandeur confinée voire oubliée.
Un point du Maître du Cœur évoque, par son nom et sa place sur le méridien (point Jing métal), une action possible pour restaurer la parenté avec la fissure. Jian shi 5MC 間使 « Le messager de l’intervalle »ou « activer l’intervalle ».
« Shi, agent envoyé en mission, messager qui fait exécuter les ordres du Maître, serviteur qui propage et assure, en tout lieu, la présence et l’autorité du Maître, fait partie de la charge de Danzhong. On le retrouve dans le nom du cinquième point du méridien Jueyin de main, Maître-Cœur, Jianshi et seulement dans le nom de ce point »
« Le caractère Shi se trouve souvent associé directement à la présence des esprits du Cœur :
…. Ainsi, en Suwen ch.14, l’Empereur Jaune demande la raison d’un marasme et d’un déclin fatal, alors que rien, physiquement, dans le diagnostic n’explique l’impossibilité à se rétablir. La réponse tient en trois caractères : « les Esprits n’opèrent plus » (shen bu shi 神不使) pour dire que le Maître ne faisant pas sentir sa présence, par suite de l’obscurcissement de l’esprit par les passions, les fonctions vitales se désorganisent sans retour. »
Ce point est donc une bonne indication pour rétablir une relation entre le patient et ses esprits, pour l’aider à se réjouir de la profonde immensité qui l’habite en renouant avec un savoir-faire dans le Vide.
La force de cohésion : Zong Qi
Plongés, donc, dans notre univers en expansion, il semble que nous portions en nous « l’ écartèlement » nécessaire à la tiédeur d’une vie possible. Cette faille, qui vit en nous comme un orifice, nous la vivons dès la conception, comme un éloignement de l’Origine, un « exil dans l’ entrée en matière ». Durant le temps fœtal, pourtant, nous restons, par la perception, intimement reliés à la totalité. Extérieur et intérieur ne sont pas séparés. Nous sommes aussi grands que le monde lui-même .
A la naissance les choses se compliquent. Nous vivons une séparation d’avec cette totalité placentaire, nous en sommes brusquement « écartés » et pour toujours. Après la naissance, il nous faut mettre en œuvre un dispositif qui puisse maintenir une cohérence malgré la « fissuration »qui nous met à distance de la continuité de la perception prénatale.
Comme la gravitation pour l’univers, une force de cohésion se met aussitôt à l’ouvrage dans le corps de souffles, Zong Qi 宗氣. C’est ce souffle qui sera le ciment, la force par laquelle chacun peut se sentir entier et vivant, souple et joyeux, libre de dire « Je ».
C’est ce souffle Ancestral qui, par le surgissement, la diffusion, l’imbibition, la rythmique va permettre à notre être, fissuré pour la vie, de ne pas se disloquer.
Zong Qi , souffle consacré au raffinement des essences Jing 精, œuvre à la co-existence de nos deux natures, continue et discontinue.
Le caractère Zong 宗,(grand Ricci 11567) représente avant tout le temple des ancêtres. On y voit le radical des esprits Shi 示, à l’abri sous un toit. Dans les textes anciens, ce caractère a le sens de « respecter, vénérer » On peut le traduire de différentes façons : Le temple des ancêtres, les ancêtres, ancestral. L’Ancêtre des dix mille êtres qui exerce sur eux un pouvoir souverain. C’est aussi : un point de référence, s’attacher à, se rallier à. Fondement, base. Fondamental. En philosophie chinoise : Principe de rattachement ; origine du développement qui garantit l’enracinement et la fiabilité.
Zong Qi apparaît comme le souffle qui, en respectant et en abritant les esprits, va jouer un rôle fondamental dans l’enracinement des esprits dans le corps. Il nous place dans la descendance, non seulement des ancêtres de notre lignée mais aussi et surtout dans celle de l’humanité et de son mystère originel. Il est comme un Tam-Tam antique qui nous rappelle que nous provenons d’un ailleurs lointain, d’une profondeur insondable qui ne nous glace que si aucune bénédiction Ancestrale ne vient habiter la fissure qui nous constitue au plus intime de nous-même. Par bénédiction j’entends un climat qui puisse nous faire pressentir notre parenté avec une humanité soucieuse de l’Autre.
Zong Qi est engagé dans l’alimentation, la respiration et la vie sexuelle. Ce souffle bat au centre de la poitrine, protège et se fait le porte parole du cœur et de sa profondeur dans les quatre coins du corps. Si l’allaitement puis les repas familiaux ne sont pas une occasion de rencontre et de dialogue, si le souffle ne porte pas un langage vrai, si la rencontre amoureuse n’est pas l’occasion d’un partage sincère même s’il est fugace, alors le souffle Ancestral est blessé. La danse entre le cœur et ses enveloppes trébuche, le Vide et le Grand sont moins invités dans la vie qui, du coup, perd peu à peu de sa joie.
Un écho du dialogue entre Cœur et Maître du Cœur existe au Centre avec le couple des grands luo de Rate et Estomac Xu Li 虛理 et Da Bao 大包, « la structure interne du Vide » et « l’enveloppe du Grand » . Le Vide et l’Enveloppe, cette fois-ci d’un point de vue de la terre, sont le creuset et le vêtement de Zong Qi. Notre grandeur et notre profondeur y trouvent un espace pour battre dans la poitrine, mer des souffles Ancestraux et pour rayonner, à travers les réseaux Luo les plus superficiels à la surface du corps. Le rythme et les mailles de Zong Qi renforcent la cohésion du corps, des tendons et des os.
Le chapitre 44 du Su Wen renforce encore cette idée en évoquant les liens unissant le Yang Ming, le Chong Mai, le Dai Mai et le Du Mai avec le muscle Ancestral Zong Jin 宗筋. Celui-ci assure le « rassemblement » des tendons, la cohésion des os et des articulations, faute de quoi des affaissements et impotences, Wei, surviennent. Le texte dit aussi que le muscle se relâche lorsque la pensée est sans limite, un ressassement sans fin, ou que la chambre à coucher est utilisée sans discernement. Dans les deux cas, les besoins prennent tellement le pas sur le désir que la dépendance empêche tout détachement. Tout est mis en œuvre, en vain d’ailleurs, pour refouler l’angoisse du vide.
L’énergie Ancestrale, Zong Qi, est la pulsation du Vide, la musique des profondeurs sans laquelle la « fissure » ne serait que source d’angoisse et de dislocation. Elle est comme un sourire réconciliant des natures apparemment éloignées. Elle arrime ce qui s’écarte en respectant la distance ainsi créée. Elle est l’équivalent de la force de gravitation dans l’univers. Elle organise le ballet, la danse, le mouvement, la beauté et la cohésion. Elle nous relie à nos origines et, au delà, à l’origine du monde.
Le point 4 Rte, Gong Sun , point clé du Chong mai, habituellement traduit « Ancêtres et descendants » ou « Grand-père, petit-fils » répond bien à la dynamique de l’énergie Ancestrale. Gong 公 est mieux traduit par « universel, capacité de prendre soin de tous et de tout impartialement et sans exclusion (Grand Ricci page 1025). Sun 孫 désigne la descendance, plutôt masculine( le fils du fils) mais aussi la descendance en général. Prendre soin de la descendance, n’est-ce pas l’essence même de l’énergie Ancestrale en tant qu’elle ne laisse aucun être dépourvu d’attention ? N’est-ce pas la fonction du Cœur, qui prend en charge tous les êtres ? (Chap. 8 du Lingshu).
Le chapitre 4 du Dao De Jing évoque le Dao comme l’Ancêtre et, dans une très belle poésie, nous donne de belles images du Chong mai et de Zong Qi :
Dao chong er yong zhi huo bu ying
道沖而用之或不盈
Le Dao est le surgissement du vide au Centre(chong) et son usage est de ne jamais se remplir.
Yuan xi si wan wu zhi zong
淵兮似萬物之宗
Origine abyssale ! Oh ! C’est comme l’Ancêtre des dix mille êtres.
Cuo qi rui
銼其銳
Il émousse les pointes
Jie qi fen
解其紛
Il dénoue les nœuds
He qi guang
和其光
Il harmonise la lumière
Tong qi chen
同其塵
Il rassemble la poussière (ce qui est éparpillé)
Zhan xi si huo cun
湛兮似或存
Quelle profondeur ! Comme si elle était depuis toujours et pour toujours !
Wu bu zhi shei zhi zi
五不知誰之子
Je ne sais de qui Il est le fils
Xiang di zhi xian
象帝之先
Il est antérieur à toute image de Souverain
Zong Qi et les Quatre Mers :
Ainsi l’Ancestral, le Fondamental, la force de Cohésion qu’on nomme Zong Qi est une fonction dans le corps qui, à la fois, nous fend en deux et nous relie, à l’image de la double hélice de l’ADN, toujours prête à s’ouvrir pour renouveler et entretenir la vie, et à se reconstituer pour préserver l’intégrité de l’individu.
Les générations s’écartent les unes des autres, les descendants partent explorer l’étranger, mais un fil subtil persiste qui les relie à leur histoire. Si ce fil tombe dans l’oubli, si aucun récit ne vient prendre soin des ancêtres et des descendants, si le Vide Originel n’est plus évoqué comme l’Ancêtre des êtres, les maladies ne seront-elles pas, en dernier recours, chargées, par la métaphore qu’elles déploient, d’en assurer la transmission, coûte que coûte ?
C’est de la santé du désir que Zong Qi est responsable. Ni dépendance, ni indifférence, juste le rythme et la joie, la mémoire du Vide. Le soin de l’Autre et le respect de soi.
C’est cela, la trace du souffle Ancestral. Celle-ci marque les structures corporelles porteuse de chacune des Quatre Mers.
La Mer des cinq Zang et des six Fu, , le Yang Ming avec son Luo extraordinaire, Xuli, Structure du Vide, qui enfile le diaphragme et rythme le cœur et le souffle. Alors que cette liaison est leVaisseau de Zong Qi, Da Bao, l’Enveloppe du Grand en est le « Vêtement ».
Le Chong mai, Mer des12 méridiens, vaisseau impétueux, torrent portant l’onctuosité reliante de l’Ancestral dans tous les recoins, par imbibition et arrosage des grandes et des petites vallées.
Dan Zhong, le médiastin, mer des souffles Ancestraux, est l’abri et l’ambassade du Cœur.
Et enfin Nao, le cerveau, Mer des moelles, celles-ci étant issues du travail de raffinement et de spécification, de concentration spéciale des essences (zhuan jing 專精 ) effectuépar Zong Qi.
Avec Désir et Sans Désir : You yu 有欲 et Wu yu 無欲
La force impétueuse de ce courant central et partout présent (Chong 沖) qu’est Zong Qi à travers ses différents vecteurs, nous invite à envisager le Vide comme une plénitude et non comme un manque. La prise en charge des désirs et des besoins par une attitude et un langage qui envisage le vide de cette façon est une façon de donner une descendance dans les circonstances de notre vie à une « Ethique de la Discrétion » qui est au fondement de notre existence charnelle dès l’origine. Par discrétion, il faut entendre une interruption de la continuité, une séparation.
C’est dès le premier chapitre du Lao zi, dont nous avons, plus haut, évoqué le début, que nous rencontrons l’essence de la pensée taoïste dans la dialectique entre You et Wu, « avec (il y a) et sans » qu’on pourrait aussi interpréter comme « continu et discret »
Le texte dit :
Chang wu yu yi guan qi miao chang you yu yi guan qi jiao
常無欲以觀其妙常有欲以觀其徼
« L’état Sans désir est pour observer les subtilités merveilleuses.
« L’état Avec désir est pour observer les aspects manifestes.
Il n’est pas là question de désirer ou de ne pas désirer mais bien d’honorer simultanément ses deux natures : désirer avec désir et désirer sans désir. Il est bon de s’occuper de ses affaires, en prise avec la réalité, et il est bon de s’en détacher pour côtoyer les esprits.
Et s’occuper de ses affaires tout en côtoyant les esprits est sûrement une source de paix intérieure et de vitalité.
Tout comme pour l’univers, c’est dans un éloignement constant que les structures s’organisent et prennent leur place, dans une circulation en forme de révolution. Sans éloignement, nul besoin de danse.
Le texte continue :
Ci liang zhi tong chu er yi ming
此兩之同出而異名
Tong wei zhi yuan yuan zhi you yuan
同謂之元元之又元
Zhong miao zhi men
眾妙之門
« Ces deux-là, (désir et sans désir) apparaissent ensemble et pourtant ont des noms différents.
Ensemble ils sont le mystère. Au fond du mystère encore plus de mystère.
C’est cela la porte de toutes les subtilités merveilleuses. »
Le mystère insondable est que nous avons deux natures, une profondeur insondable, inaccessible et un « être au monde », un peu perdu dans l’immensité. Les honorer ensemble fait « fonctionner » la porte magique, l’ouverture par laquelle le rêve et la réalité s’entremêlent et font la richesse et l’efficace, De 德, de la vie.
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PETITE MYTHOLOGIE ELEMENTAIRE:
Premier Acte
Le Vide est l’organe du Temps.
Le corps est son abri, fait des trous et des fossés
que le Temps se creuse pour étirer l’Eternité,
Pour séparer Présence et tant d’Absence.
L’Eternité accouche du Temps pour que l’ Autre jette son regard en elle,
Qu’il soit son Oeil
L’esprit.
Ses sens à même le sol il crée, en un clin d’Oeil,
La matière trouée du monde,
Le Labyrinthe des épousailles à jamais en cours!
Tout ce Silence…
Tout ce Silence réfugié à l’intérieur des entrailles, des os, des muscles,
du souffle et du sang.
Scandé. Tam-Tam…
L’Ancêtre des rythmes est silencieux mais déjà souriant,
Déjà vieux et toujours beau.
Il sait y faire avec la peur, le vertige de tant d’absence
Il prodigue ses conseils à qui veut l’entendre
Pour ne pas nous laisser danser à contre-temps,
La pulsation du Silence
Unit le Langage à l’Amour
La bouche au sexe,
Ah! Joie!
Le Coeur surgit, qui montre le chemin
De rien à tout
De la lumière à l’ombre
Retournement, chute, évidence
C’est la tête en bas que nous débarquons dans l’énigme du poids.
Deuxième Acte:
Connaître ses origines, sa famille,
Ne pas y demeurer,
Ne pas s’y limiter.
L’Ange gardien vient d’ailleurs, plus loin
D’une région où la raison ne suffit pas
Où l’Etre aime à se dépasser
Car l’Air et le Rire
Naissent aux Infinis
Dans les plis d’une inadvertance.
La folie logique des conséquences
Engendre la tristesse
La suffocation, l’amenuisement.
On n’y peut que capituler
Car le passé règne en Maître
Et le Temps souffre de l’asthme de son futur.
A ne pas prendre le risque de la mort
Son poids nous menace la poitrine
Toujours.
Les Clowns et les Poètes nous rappellent à nos Cœurs
Où l’Ame culbute sans cesse
Comme un nuage poussé par le vent.
Il s’y côtoie une solitude nécessaire,
Un zeste de tristesse, car il en faut bien,
Pour les clowns comme pour les poètes,
A force de fréquenter l’Abîme.
Mais l’Insolite s’en échappe ardemment,
Vigoureux comme l’Aigle qui ne connaît rien du doute.
Résumé:
Nés d’un univers en expansion où la vie est issue d’un refroidissement et d’un écartèlement, nous sommes nous-mêmes coupés en deux natures paradoxales. Nous sommes alors porteurs d’une “fissure” ontologique par où la vie se propulse. Ce qui maintient néanmoins la cohésion, à l’instar de la gravitation pour les corps célestes, est l’Energie Ancestrale, Zong Qi. Ce souffle, dit du Ciel postérieur, requiert de nous conscience et transmission pour nourrir la vie.
Mots clés:
Fissure. Détachement. Vide. Energie ancestrale Zong Qi.
Rythme. Transmission. Désir (you yu) et Sans Désir (wu yu)
Ethique. Discrétion.
Bibliographie:
-Michel Cassé: “Energie noire, matière noire,”. Ed Odile Jacob 2004
-Elisabeth Rochat de la Vallée “ le double aspect du Cœur” in Connaissance de l’Acupuncture, le Cour en médecine chinoise. Ed You Feng 2005
-Benny Cassuto: L’impératif métaphysique au centre de la chair. A propos de Xu Li et Da Bao. Actes du congrès de L’AFA. Gien 2003
-Jean-Marie Delassus: – Le génie du fœtus. Ed Dunod 2001
– Les logiciels de l’âme. Ed Encre Marine 2005
-Dao De Jing, Laozi, le Livre de la Voie et de sa Vertu.
Traductions : -Claude Larre, Ed. Desclée de Brouwer 1977
-Richard John Lynn. Columbia University Press (commentaires de Wang Bi.) 1999
-Cheng Man Ching Lao Tseu, mes mots sont faciles à comprendre. Ed. Le courrier du Livre. 1998
-Huang Di Nei Jing Su Wen
-Huang Di Nei Jing Ling Shu
-Nan Jing